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Ambiance et esthétique écologique : le paysage multisensoriel

Par Pascal Dulac


Portent désormais le nom de "voisins" les utilisateurs de stratégies analogues d'immunisation, de modèles de créativité identiques, d'arts de la survie apparentés ; ce dont il résulte que la plupart des voisins vivent très éloignés les uns des autres et ne se ressemblent qu'en raison d'infections imitatives (que l'on appelle aujourd'hui échange transculturel). Si une "entente" réussie, un rapprochement des opinions ou un partage des décisions peuvent avoir lieu entre eux, c'est parce qu'ils sont, par avance, infectés par une similitude imitative et présynchronisés par des analogies efficientes de la situation et de l'équipement.



Peter Sloterdijk, 2003 : p. 229-230

 

Introduction



Le nouvel urbanisme, tel qu’il s’est développé depuis les années 1970, tente de remédier aux problèmes de la ville diffuse, notamment depuis l’importante publication entourant le cas de Seaside, en Floride. Parmi les principes de ce mouvement, on retrouve des normes quant à la valorisation du langage architectural traditionnel, de la place du piéton, du positionnement stratégique d’équipements publics, du transport collectif, de la mixité, etc. (Walters, 2004 : p. 56)



Malgré le discours du développement durable, la « dimension culturelle de l’habiter – et le prisme esthétique en constitue un axe fort – reste cantonnée à une politique du décor ». (Blanc, 2010 : p. 181) La notion de l’esthétique reste généralement en marge du débat actuel, ou si elle ne l’est pas, est relayée au rang décoratif, voire du simple accessoire. Certains auteurs croient qu’il s’agit pourtant d’un aspect fondamental du développement soutenable : « (...) le sensible constitue la toile de fond de l’expérience habitante, le point de rencontre entre une écologie sociale, une écologie mentale et une écologie environnementale ». (Guattari, 1989 : cité par Thibaud, 2010 : p. 200) Mais qu’est-ce que l’esthétisme écologique ? Comment en mesurer la portée ?



Au regard de la lecture de trois essais sur la notion de l’ambiance dans la ville durable (Du paysage à l’ambiance : le paysage multisensoriel (Théa Manola et Élise Geisler), La ville à l’épreuve des sens (Jean-Paul Thibaud) et L’habitabilité urbaine (Nathalie Blanc)), on parvient à définir le versant écologique de l’esthétisme, de même que la nécessité d’en définir les paramètres et les limites.

 

 

1. Vers une définition de l’esthétique de l’ambiance



Selon l’encyclopédie en ligne Universalis, l’esthétisme se définit comme étant une attitude mettant « au premier plan le raffinement ou la virtuosité de la forme ». Dans le contexte où l’esthétisme est avant tout considéré comme un phénomène formel, et donc purement visuel, on peut légitimement se demander ce en quoi il intervient à l’échelle urbaine. Pour en saisir la portée, cette notion sera confrontée à celle du paysage.



L’article « Du paysage à l’ambiance : le paysage multisensoriel » (2012), rédigé par Théa Manola et Élise Geisler, permet de faire la lumière sur ce qui est a priori dichotomique mais qui, sur le fond, est un seul et même tout. Selon elles, le paysage réfère traditionnellement au pictural et à l’élitisme. À la manière d’un observateur devant un tableau, qui historiquement possède comme sujet la nature, l’individu reste cantonné à sa position externe par rapport à l’oeuvre, soit à une situation purement contemplative et passive. De sa position statique et rêveuse, il possède un regard d’ensemble sur l’objet et ce sur quoi il réfère. Ainsi, le paysage fait essentiellement, voire uniquement, appel au sens de la vue et à la distanciation par rapport à l’objet.



À l’inverse, l’esthétisme, dans le sens de l’ambiance, fait appel à tous les sens. Il suggère une immersion de façon à ce que peu importe la position du sujet à l’intérieur de l’objet, il n’en saisit qu’une partie infime : « elle (l’ambiance) suppose une situation particulière, dynamique, et elle est attachée au corps en mouvement » (Manola et Geisler, 2012 : p. 679). La distanciation du spectateur par rapport à une peinture fait donc place à une immersion totale faisant intervenir l’ensemble des sens à la manière d’un citadin sur une place publique dans un contexte urbain. Mais au-delà de la position de l’observateur, l’échelle temporelle est également à prendre en ligne de compte. La contemplation exercée dans le cas du regard porté sur une toile implique une réflexion, et donc utilise la mémoire du sujet de même qu’un processus analogique par la référence symbolique et matérielle de l’oeuvre. En bref, l’oeuvre possède une épaisseur historique qui doit être interprétée par les capacités mnémoniques et cognitives du sujet.



L’ambiance est, quant à elle, une instantanéité de l’expérience. Elle est la résultante des événements temporellement et spatialement immédiats au sujet. Elle s’articule entre le présent et l’avenir. « Ainsi, le paysage (multisensoriel) pourrait permettre une articulation des différents temps, de celui du passé, celui du moment présent, et celui projeté du futur » et donc, fait autant référence à l’échelle du paysage qu’à celui de l’ambiance  (Manola et Geisler, 2012 : p. 680).



L’expérience vécue dans le rapport au paysage et à l’ambiance révèle également une apparente dichotomique. Comme mentionné précédemment, le paysage, par son symbolisme, fait généralement référence à une vision et à une culture collective, il est « une représentation sociale ». Il s’adresse résolument à une société donnée et à un imaginaire commun. L’ambiance, dans sa dimension restreinte, possède un caractère beaucoup plus personnel dans le sens où il s’agit d’une expérience individuelle. Dans le contexte urbain, ces deux notions se chevauchent pour « révéler et donner sens au sujet individué, étant un espace et un support d’expression de ses envies et attentes. Le paysage (multisensoriel) est alors au croisement du vécu individuel et des représentations sociales, il met alors en lien individu(s) et société ». (Manola et Geisler, 2012 : p. 680)

2. Le rapport esthétisme / société : les grands courants



L’espace multisensoriel permet à l’individu, par les représentations sociales véhiculées, de prendre contact avec la culture collective et de se positionner par rapport à celle-ci de façon plus ou moins consciente. Il met en jeu à la fois les valeurs sociales, culturelles, symboliques, identitaires et d’appropriation, mais aussi et surtout éthiques de par sa capacité à mobiliser les aménagistes et les populations. Jean-Paul Thibaud, dans son essai intitulé « La ville à l’épreuve des sens » (2010), présente trois principaux courants esthétiques ainsi que les enjeux éthiques qu’ils soulèvent.



2.1. L’esthétique de la modernité



Le début du 20e siècle voit naître ce que Thibaud appelle l’esthétique du choc. Il s’agit, au moment de l’esthétisation de la ville moderne, de l’ascension de l’hyperstimulation du sens de la vue en milieu urbain. Ce phénomène aura engendré l’engourdissement de la sensibilité des citadins au point tel que la réception devient rapidement distraite. Certains auteurs, comme Siegfried Kracauer, Georg Simmel et Walter Benjamin, en mesureront les impacts qui se feront sentir jusque dans les phénomènes les plus subtiles de la vie quotidienne :



Toute une mosaïque de phénomènes qui donnent forme et matière au monde sensible est alors passée en revue : réserve des citadins se protégeant d’un excès de stimulations, face-à-face silencieux dans le tramway marquant l’importance de l’oeil, saluts furtifs des chauffeurs de taxi de la première heure apprenant à répondre à l’accélération des échanges, profusion des spectacles à Berlin annonçant le culte de la distraction, fantasmagorie des passages couverts consacrant le règne de la marchandise, effets de gros plan et de ralenti du cinéma naissant exerçant le spectateur à l’expérience du choc, etc.



Thibaud In Coutard et Lévy, 2010 : p. 202



D’autres auteurs, dont ceux ayant fait partie de l’Internationale lettriste, comme Guy Debord et son ouvrage intitulé La société du spectacle (1967), ne manqueront pas de souligner les conséquences de cet esthétisme « capitaliste » et de la nécessité de revoir la façon de vivre la ville, comme il le mentionnait déjà dans la théorie de la dérive (1956).



2.2. L’esthétique de l’environnement



Puisant ses origines dans l’esthétique de la nature du 18e siècle, l’esthétique de l’environnement se développe véritablement à la fin du 19e siècle en réaction à la dégradation de l’écologie urbaine des cités industrialisées. Prenant la nature comme modèle, elle s’intéresse initialement à l’art des paysages, aux jardins et aux espaces sauvages.



Plus tard, au 20e siècle, on assiste à une dérive du mouvement de par son ouverture à l’environnement construit. Le développement de Disney World, de certaines tendances de la décoration intérieure, de la marche en ville et de la consommation dans les centres commerciaux prétendront appartenir à ce mouvement. Malgré ces quelques écarts, on assiste à la naissance du caractère contextuel de l’expérience esthétique, soit « l’immersion du sujet percevant au sein du monde ambiant dans lequel il est engagé ». (Thibaud In Coutard et Lévy, 2010 : p. 204)



Cette immersion du sujet mènera Arnold Berleant à affirmer le versant dualiste de l’envrionnement. Selon lui, personnes et environnement sont continus, ce qui l’amène à parler d’engagement esthétique. Cet engagement se définit comme le passage d’une attitude désintéressée à une « immersion corporelle convoquant une attitude active d’implication ». (Thibaud In Coutard et Lévy, 2010 : p. 205)



La création d’une attitude active d’implication lui permet alors de souligner ce que doit être un environnement urbain de qualité en terme d’esthétique. Dans ses mots, il s’agit d’un environnement qui valorise la puissance d’agir et qui offre une expérience multisensorielle qui implique un attachement profond de la part des citadins. Dès lors, considérant que l’environnement doit avoir un effet précis (ou des valeurs positives), on peut se demander s’il s’avère pertinent d’établir une éthique des ambiances.



2.3. L’esthétique des ambiances



Cette approche, qui s’est développée au cours des deux dernières décennies, est principalement un champ de recherche et de questionnement. Elle s’intéresse d’abord et avant tout aux implications architecturales et urbaines de l’esthétisme et elle se base sur deux mouvements. Le premier, celui de la détermination, consiste en la clarification et en l’explicitation de la notion d’ambiance. Il s’agit d’une recherche qualitative mettant en oeuvre les sciences humaines et sociales afin de développer des catégories d’analyse, comme des effets sonores, objets ambiants, configurations sensibles, méthode d’enquête in situ et outils de modélisation.



Le second mouvement, celui de la différenciation, cherche à faire de l’ambiance « une alternative à d’autres approches de l’environnement sensible des villes », c’est-à-dire d’être égale aux autres champs que sont la gêne, le fonctionnel, le confort et le paysage. On souhaite ainsi faire disparaître le côté trop positiviste et psychophysique # de ce domaine. Dans cette quête de la qualification de l’environnement urbain, on met de côté l’opposition entre le sujet et l’objet et on perçoit l’architecture, l’urbain et l’atmosphère comme une seule entité dont il faut apprendre à doser l’équilibre. « Comme l’indique Michael Chekhov (1991) : Dépourvue d’atmosphère, une performance devient très mécanique ». (Thibaud In Coutard et Lévy, 2010 : p. 208)



2.4. Vers une éthique des ambiances ?



Les atmosphères urbaines ont une incidence directe sur les comportements des citadins, comme le démontre particulièrement bien l’esthétique du choc qui peut modifier jusqu’à la façon dont les gens se regardent, voire générer des comportements agoraphobes. La question devient alors : doit-on doser la qualité des ambiances et la portée qu’elles peuvent avoir ? Selon Thibaud, « il en va du devenir des espaces publics urbains et de la conception que l’on se fait de notre capacité à vivre dans un monde partagé ». (Thibaud In Coutard et Lévy, 2010 : p. 211)



À l’heure actuelle, l’usage des ambiances se fait essentiellement à des fins de marketing ou de démonstrations technologiques. Mais une utilisation inconsidérée peut mené à certaines conséquences imprévues. La première est, dans le contexte où un endroit se trouve aseptisé d’une telle entreprise, la signalisation de la position d’une classe sociale a priori indésirable. Un second résultat inopiné d’une mauvaise maîtrise des atmosphères urbaines est le surdosage pouvant brouiller le contact avec le réel des citadins. Il s’en suit une perception de type hallucinatoire, voire anesthésique, de la ville, plutôt que des contacts interindividuels.

L’établissement d’une éthique des ambiances est d’autant plus complexe que cette notion demeure difficilement saisissable. Plusieurs auteurs, en plus de ceux précédemment nommés, tentent de définir ce concept qui relève encore beaucoup de la philosophie abstraite. Certains parlent d’une « pensée de la relation, de l’informe, de l’enveloppe, de l’immatériel ou de l’atmosphère » et qui doit être revue « par une relecture des incorporels (...) (Anne Cauquelin), par une conception sphérologique de l’espace humain (Peter Sloterdijk) ou par un détour approfondi par la pensée chinoise (François Jullien) ». (Thibaud In Coutard et Lévy, 2010 : p. 212)



3. La dimension sociale de l’esthétisme écologique comme piste d’investigation



Comment susciter la puissance d’agir et un attachement profond des citadins à la ville dans le contexte d’un espace urbain multisensoriel ? Cette question lancée par Arnold Berleant est en partie répondue par Nathalie Blanc dans son essai nommé « L’habitabilité urbaine » (2010). Dans ce dernier, elle indique que l’esthétisme écologique est tributaire de la capacité des habitants à créer et à s’approprier les milieux de vie de façon à générer et entretenir à long terme un cadre « d’apprentissage de la socialité interindividuelle et de la communicabilité des expériences environnementales ». (Blanc In Coutard et Lévy, 2010 : p. 177)



Le coeur de son argumentaire se situe autour de la notion d’appropriation. Selon elle, l’esthétisme d’engagement se définit d’abord par des usages culturellement définis et reconnus. Par exemple, elle souligne la capacité de la population à transformer la matière brute, comme l’eau, afin d’en faire un outil de loisir ou des boissons. La mise en valeur de services écosystémiques est le premier moyen d’intervention dans l’optique de créer des symboles représentatifs des pratiques locales.



La seule création d’objets ou d’édifications symboliques ne peut suffire à l’inscription à long terme de l’engagement des habitants à une culture environnementalement durable. « C’est en ce sens qu’il s’agit d’inclure dans la réflexion la manière dont les énoncés quotidiens engagés dans la production créatrice des lieux et milieux de vie, via la production d’objets, de jardins ou d’espaces verts, des arrangements domestiques ou collectifs montrent la voie d’une production collaborative des lieux ». (Blanc In Coutard et Lévy, 2010 : p. 176)



Blanc ouvre ainsi la porte à l’établissement d’un cadre favorable à l’appropriation collective et créative de l’espace publique. L’environnement se transpose alors en un art, un art de l’environnement, un art social et collectif des milieux de vie. Il se crée une nature qui ressent sa propre valeur, à savoir l’être humain qui prend conscience de la convenance de ses faits et gestes. En prenant ainsi conscience de la valeur du paysage et en s’investissant dans l’établissement de ce dernier, la population est davantage à même d’être satisfaite de sa vie en ville. C’est en passant par le bien-être de la vie urbaine que les citoyens sont le plus susceptibles d’admirer et de contempler les milieux urbains et donc de revendiquer ce cadre de vie.

 

Si on prend un exemple concret, l’implantation de jardins communautaires « met en valeur la convivialité et la création de lien social et intergénérationnel ». (Blanc In Coutard et Lévy, 2010 : p. 179) On reconnecte alors au monde naturel les populations impliquées dans leur implantation de même qu’une qualité de vie et de la biodiversité. Ce n’est donc pas un hasard si l’on dénombre actuellement près de 800 jardins communautaires dans la ville de New York. Enfin, Blanc apporte l’exemple de l’animal domestique en raison de sa capacité à transformer les espaces publics en des lieux de rencontre potentiels. Les animaux « déchaînent du concret », contrairement au végétal, dans son utilisation décorative, qui lui reste cantonné à une dimension statique et en marge des activités des habitants : « l’animal fait partie de la nature ; sans lui notre environnement se réduirait très strictement à une nature morte sertissant le béton ». (Blanc In Coutard et Lévy, 2010 : p. 181)



4. Conclusion



Si cet essai présente très sommairement les applications concrètes de l’esthétisme écologique, l’essentiel s’en tient à une présentation des principaux enjeux théoriques. Ce champ de recherche est à la fois vaste et récent, et les applications à l’échelle du détail architectural doivent encore être approfondies. Dans les prochaines années, la réflexion devra se porter sur la nature des ambiances à générer, dont l’établissement d’une éthique de l’esthétique écologique. Cela s’avèrera nécessaire du point de vue du développement durable dans sa dimension de l’équité sociale. Mais d’autres questions émergent : devrait-on concevoir une nouvelle typologie d’espaces publics pour l’homme et l’animal domestique ? Quelle place doivent prendre les jardins communautaires dans la ville ? De quelle façon peut-on limiter les comportements agoraphobes ?

 

 

Bibliographie



Blanc, Nathalie. L’habitabilité urbaine In Écologies urbaines. Coutard, Olivier et Lévy, Jean-Pierre. Paris : Economica : Anthropos, 2010, pages 169-183.



Geisler, Élise. Manola, Théa. Du paysage à l’ambiance : le paysage multisensoriel, [En ligne].

Adresse URL: halshs.archives-ouvertes.fr/.../ambiances2012_manola_geisler.pdf

(Page consultée le 25 novembre 2012)



Sloterdijk, Peter. Sphères 3 : Écumes. Paris : Fayard : Hachette Littératures, 2003.

Thibaud, Jean-Paul. La ville à l’épreuve des sens In Écologies urbaines. Coutard, Olivier et Lévy, Jean-Pierre. Paris : Economica : Anthropos, 2010, pages 198-213.



Walters, David et Luise Brown, Linda. Traditional Urbanism : New Urbanism and Smart Growth In Design First: Design-based Planning for Communities. Amsterdam : Architectural Press, 2004, pages 53-68.

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